"Regarder le rétroviseur de l’actualité avec les sciences sociales" : entretien avec Anton Perdoncin, codirecteur de Personne ne bouge

Interview Sciences humaines et sociales

À l'occasion de la sortie de Personne ne bouge, Anton Perdoncin, codirecteur de l'ouvrage, revient sur les enjeux d'une enquête sociologique sur le confinement du printemps 2020.

Anton Perdoncin

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Il est chercheur postdoctorant à l'École des hautes études en sciences sociales, dans le cadre du projet ERC Lubartworld (EHESS, CNRS, IHMC).

Pourquoi avoir mené une telle étude ? quels en étaient les enjeux ?

L’ouvrage collectif Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020, codirigé avec Nicolas Mariot et Pierre Mercklé, est issue d’une enquête collective – l’enquête Vie en confinement (Vico) – menée au cœur de l’événement par une équipe de chercheuses et chercheurs venant d’horizons divers. Notre premier objectif était de produire, à chaud, des connaissances sociologiques sur un événement historique exceptionnel. L’enquête devait, à nos yeux, aborder trois ensemble de problèmes : le confinement comme révélateur et accélérateur des inégalités sociales ; les rapports ordinaires aux autorités et l’obéissance à l’État alors que chacune et chacun avait dû consentir à s’enfermer et renoncer à son droit de circuler librement ; et les effets de l’événement sur les relations sociales et les solidarités ordinaires.

Quelle méthodologie avez-vous mise en œuvre ? comment la recherche a-t-elle travaillé dans l'urgence d’une crise sanitaire ?

L’enquête a été menée par questionnaire, au printemps 2020. Nous n’avions évidemment pas la possibilité d’enquêter en face-à-face. Le questionnaire a donc été administré en ligne, en combinant différents modes de diffusion de l’enquête : par réseaux d’interconnaissance, en commençant par solliciter nos propres étudiants en sociologie, et par la presse quotidienne régionale. Plus de 16 000 personnes ont répondu à l’intégralité du questionnaire, ce qui a constitué une énorme (et excellente) surprise ! La situation de confinement a sans doute été favorable, libérant du temps, et favorisant probablement aussi une forme de réflexivité chez les enquêtés, ainsi qu’un besoin de témoigner de leurs conditions d’existence bouleversées. Il n’est d’ailleurs pas anodin de noter que près de 4 000 enquêtés ont utilisé l’espace de commentaire libre proposé en fin de questionnaire. Les témoignages, parfois longs, donnent à voir de façon sensible et parfois dure la diversité des rapports à cette crise inédite.

Comment et pourquoi publier ces premiers résultats, alors que la situation sanitaire n'est pas encore revenue à la normale ?

Le fait que la crise sanitaire perdure, et que la crise sociale et économique s’approfondisse rend d’autant plus important la restitution dans un temps court des premiers résultats de l’enquête. Un an, c’est le temps minimal nécessaire à l’analyse sociologique. Ce délai est toujours susceptible de donner des sciences sociales l’image d’un discours à contretemps, voire en retard face à l’abondance des récits immédiats, « à chaud », qui nourrissent – et parfois saturent – nos façons de voir et de comprendre le monde qui nous entoure. Nous pensons au contraire que regarder dans le rétroviseur de l’actualité avec les outils des sciences sociales permet non seulement de garder une trace et de documenter un moment important – historique par bien des aspects – de la vie collective, mais aussi et peut-être surtout de rompre avec certaines des images dominantes qui se sont forgées et stabilisées, et qui offrent aux individus un miroir déformant de leur propre passé.

C’est aussi pourquoi nous souhaitions que cette première restitution prenne la forme d’un ouvrage grand public : des questions claires, des chapitres courts et des descriptions statistiques travaillées de façon à être compréhensibles par le plus grand nombre. Cela a été rendu possible grâce à l’enthousiasme et à la mobilisation de l’ensemble des collègues qui ont contribué à l’ouvrage, ainsi que des équipes de UGA Editions, qui nous ont fait confiance et nous ont accompagné dans un calendrier accéléré de publication.

Quelles tendances se dégagent des résultats de l'enquête ?

Dans l’ensemble, les lois qui régissent le monde social ordinaire ont plutôt résisté, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Pour le dire vite, les inégalités sociales ont pesé d’autant plus fortement, les différences de genre ont eu tendance à s’accentuer encore, les représentations politiques et morales à guider les choix face aux interdictions et obligations. C’est à la marge seulement que se sont parfois glissées des libérations par rapport aux contraintes du quotidien, ou des envies nouvelles.

Le tableau d’ensemble est en tous cas éloigné des cartes postales évoquant le « monde d’après » qui aurait émergé d’une rupture salvatrice avec un quotidien trop pressant. Les conséquences économiques directes de la crise ont touché de plein fouet les artisans, les commerçants et les ouvriers. La moitié d’entre eux déclarent des pertes de revenus, une diminution d’activité ou un licenciement. De même, les ménages les plus pauvres, ceux qui gagnent moins de 1 600 euros par mois, sont plus nombreux que la moyenne à subir ces effets économiques. Les jeunes adultes ont également payé un lourd tribut à la situation. Les inégalités de genre se sont indubitablement creusées durant la période. Les femmes ont vu leur charge de travail augmenter considérablement parce qu’elles ont dû cumuler emploi personnel, travail domestique, aide scolaire et même la gestion à distance des liens familiaux et amicaux. Enfin, le confinement n’a pas contribué à l’ouverture ni à l’épanouissement des rapports sociaux.

Quelles perspectives pour celle-ci ? comment et pourquoi conduisez-vous une autre enquête sur le second confinement ?

Les effets de la crise sanitaire sont encore largement devant nous. La fatigue, l’inquiétude et l’irritation se sont sans doute encore accrues avec le reconfinement de l’automne 2020, les couvre-feux et les reconfinements partiels. À ces effets psychologiques des confinements et reconfinements s’ajoutent ceux, politiques et sociaux, d’une crise économique qui se traduit déjà par une forte augmentation de la pauvreté et du chômage. C’est pour continuer à étudier sociologiquement l’ensemble de ces dimensions que nous avons décidé collectivement de poursuivre l’enquête. Après avoir obtenu un financement de l’Agence nationale de la recherche, nous avons lancé une deuxième vague d’enquête par questionnaire début 2021, parmi les enquêtés de la première vague ayant accepté d’être recontacté. Nous avons ainsi à nouveau recueilli plusieurs milliers de réponses, qu’il faut désormais analyser. Plusieurs campagnes de récolte d’entretiens approfondis sont également en cours.

 

Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020, Nicolas Mariot, Pierre Mercklé, Anton Perdoncin (dir.), UGA Éditions, mars 2021, 220 pages, 19 €

Contact

Anton PERDONCIN
Chercheur EHESS