Polifonia : à l'écoute de la musique
Comment étudier méthodiquement quelques milliers d’œuvres et d’objets musicaux s’étalant sur plus de cinq siècles et une bonne partie du continent européen ? C’est là l’ambition du projet de recherche Polifonia, auquel participent activement Achille Davy-Rigaux1 , Christophe Guillotel-Nothmann2 et leurs collègues musicologues à l’Institut de recherche en musicologie (Iremus, CNRS/Sorbonne Université/Bibliothèque nationale de France/Ministère de la Culture). Pour mener à bien ce vaste chantier avec ses partenaires scientifiques, les deux chercheurs bénéficient depuis début 2021 d’un financement européen. Retour sur les objectifs et les méthodes de Polifonia.
- 1Entré en 2001 comme chargé de recherche CNRS à l’Institut de recherche sur le patrimoine musical en France (IRPMF), l’une des trois équipes à l’origine de l’Iremus, Achille Davy-Rigaux est devenu en 2015 directeur de recherche CNRS à l’Iremus, qu’il a dirigé entre 2014 et 2018. Ses travaux portent sur le chant liturgique et la musique d’église à l’époque moderne, l’édition critique musicale, notamment de Jean-Philippe Rameau et Camille Saint-Saëns, et la musicologie numérique.
- 2Christophe Guillotel-Nothmann est chargé de recherche depuis 2018 à l’Iremus. Ses recherches concernent les interactions entre l'histoire du système musical et l'histoire des idées à l'époque moderne, la théorie et l’évolution du langage musical durant la Renaissance, la sémiologie de la musique, la modélisation de connaissances musicales ainsi que l’épistémologie de la musicologie numérique.
Genèse de Polifonia
Comment étudier, pour mieux les préserver, des centaines de cloches séculaires ? Comment ressent-on la musique dans notre enfance ? Comment représenter les réseaux artistiques dans l’histoire de la musique européenne ? Autant de questions auxquelles s’efforce de répondre le projet Polifonia.
Le 1er janvier 2021 marquait sa date de naissance officielle. Financé par l’Union européenne pendant quarante mois, ce projet de recherche doit, d’ici mai 2024, livrer un portail web autour duquel graviteront dix projets pilotes. Mais la genèse de Polifonia remonte plus loin. En tant que musicologues spécialistes du numérique, Achille Davy-Rigaux et Christophe Guillotel-Nothmann ont reçu plusieurs sollicitations de leurs collègues étrangers à participer à des projets européens, de manière à ouvrir un chantier de recherche à l’échelle continentale. Polifonia tire son origine du département de langues, littératures et cultures modernes de l’université de Bologne, à laquelle l’Iremus apporte son expertise musicologique et son savoir-faire en matière de conceptualisation et d’extraction numérique des données qui permettent d’alimenter la connaissance de la musique dans ces diverses dimensions.
Un projet d’envergure internationale
Le projet Polifonia souhaite en effet recréer les liens entre la musique, les personnes, les lieux et les événements, du XVIe siècle à nos jours et améliorer notre compréhension du patrimoine musical européen en le rendant plus largement accessible. Le financement européen apporte ainsi une dimension supplémentaire à cette initiative scientifique. Labellisé « Action de recherche et d’innovation » (RIA), Polifonia vise en effet, outre l’exploration de nouvelles connaissances, l’étude de la faisabilité technique de nouveaux produits, s’inscrivant ainsi dans le programme européen Horizon2020, qui favorise le dialogue entre science et innovation pour répondre au défi des transformations socio-économiques et culturelles.
Le corpus envisagé se conçoit, lui aussi, résolument à l’échelle européenne. Il court de la Renaissance au XXIe siècle dans toute l’Europe de l’Ouest, quel que soit le type de musique, car le « matériau musical voyage » entre pays et genres musicaux, comme Achille Davy-Rigaux aime le rappeler. En jeu : des milliers d’œuvres, de pratiques et d’objets musicaux, dont il s’agit de retisser les liens.
Rebâtir des « ponts » entre traces matérielles et cultures immatérielles
Le projet Polifonia devrait donner lieu à la création d’un portail web qui permettra de mieux se représenter les contextes de production des œuvres et d’évolution des pratiques musicales. Une telle entreprise n’aurait pas été possible sans le recours à l’outil numérique qui, comme le souligne Christophe Guillotel-Nothmann, « facilite l’interconnexion, la mise en série, la classification et l’exploration » de données. Loin des représentations de génies musicaux nés hors de tout contexte, Polifonia cherche ainsi à repenser la manière dont s’articulent des traces matérielles – tels des objets, des partitions, des textes et des instruments – avec une dimension culturelle qui, elle, est immatérielle. L’objectif : rebâtir les « ponts » entre ces deux volets complémentaires, qu’avec le temps, on ne voyait plus.
Dans le même temps, un tel projet de recherche permettra, comme s’en réjouit d’avance Christophe Guillotel-Nothmann, de « faire rayonner un patrimoine sous-exploité ». C’est notamment l’objectif de quelques projets pilotes. Ainsi, comme le regrette Achille Davy-Rigaux, on connaît malheureusement trop rarement la valeur des orgues qui trônent dans les petites églises rurales. Les paroisses, faute d’informations historiques précises, risquent de détruire un tel patrimoine ancien pour le remplacer par des orgues neuves. C’est pourquoi le projet « Organs » s’attache à recenser et catégoriser systématiquement les orgues aux Pays-Bas. Le projet « Tunes », quant à lui, explore les filiations intertextuelles entre les mélodies néerlandaises des XVIIe et XVIIIe siècles avec les répertoires mélodiques d'autres pays d'Europe.
En somme, Polifonia repose la question de l’accès aux musiques. Un accès qu’il faut comprendre sous toutes ses formes. D’abord d’un point de vue social, à l’instar du projet « Access » qui réfléchit aux nouvelles manières de faire ressentir la musique aux personnes sourdes. Ensuite, sur le plan numérique, comme le projet « Facets », qui tente de répondre au problème de l’encodage des partitions, publiées le plus souvent sur des sites web sous forme d’images et non d’une notation symbolique interrogeable. Toutes ces dimensions de Polifonia pourraient potentiellement déboucher sur des innovations techniques qui intéressent l’industrie du disque, les lieux de conservation de la musique ou l’apprentissage de celle-ci.
Le numérique au service de Polifonia
Cependant, comment traiter un corpus aussi vaste ? L’écosystème numérique dont accouchera Polifonia et les outils informatiques qu’emploient les scientifiques facilitent certes le travail d’extraction et de représentation d’un aussi grand nombre de données, aussi bien quantitatives que qualitatives, mais ils ne suffisent pas seuls.
C’est pourquoi dix projets pilotes ont été retenus. Ceux-ci permettent de construire des passerelles entre le local et le global, l’abstraction standardisée et les études de cas concrètes ; en d’autres termes, et pour reprendre ceux d’Achille Davy-Rigaux, ils permettent de résoudre la difficulté « d’adopter des standards communs sans niveler les spécificités de chaque projet ».
Outre leur mission de coordonner les différentes faces de Polifonia et de mettre en synergie tous ces chercheurs provenant de différents horizons, les deux musicologues de l’Iremus travaillent eux-mêmes au projet « Tonalities », qui explore l’organisation interne du langage musical tonal et pré-tonal en Europe occidentale. Ce pilote a pour objectif de mettre en lumière l’histoire du langage musical, tout en essayant de montrer à quel point la perception de cette évolution dépend des grilles de lecture théoriques, historiques et philosophiques adoptées.
Malgré le travail colossal qu’il leur faut accomplir, les deux chercheurs – qui collaborent dans le cadre de ce projet avec Thomas Bottini, Philippe Cathé et Marco Gurrieri, également membres de l’Iremus – se veulent optimistes, car ils espèrent que la méthodologie scientifique et les innovations techniques développées pour Polifonia pourront, à terme, servir l’ensemble des sciences humaines et sociales. Sous cet angle, Polifonia apparaît comme une « plaque tournante » de la recherche, un véritable « carrefour entre différentes disciplines » selon Achille Davy-Rigaux. Son collègue abonde dans le même sens. Pour Christophe Guillotel-Nothmann, Polifonia confronte une question cruciale en sciences humaines et sociales : dans ce type de recherche, « on ne produit pas seulement des observations quantifiables, mais on conçoit des méthodes et des approches qui nous permettent de vérifier des hypothèses qualitatives et de confronter nos points de vue interprétatifs ». En mêlant standardisation de données et approches exploratoires singulières, Polifonia pourrait devenir le « laboratoire de cette question épistémologique » qu’il appelle de ses vœux.
Si, à l’heure actuelle, le projet débute à peine, les deux scientifiques s’amusent d’ores et déjà des nouvelles méthodes et pratiques qu’il leur a fallu apprendre. Le travail à distance engendré par la pandémie de Covid-19 aura facilité les rapprochements, non seulement internationaux mais également interdisciplinaires, et par conséquent favorisé l’ouverture à d’autres cultures scientifiques, notamment l’informatique. Pour illustrer ce que les nouvelles compétences acquises font à son travail de recherche, Achille Davy-Rigaux recourt à une boutade imagée : « Il faut mettre les mains à la pâte pour que lève la pâte ».