Des chercheurs du CNRS à la Croix-Rouge pendant la crise du Covid-19
Isabelle Parizot1 et Jean-Vincent Pfirsch2 , sociologues au CNRS, associés à François-Xavier Schweyer (professeur à l’EHESP) et Laure Hadj (maîtresse de conférences à l’UPJV), ont étudié, au sein du Centre Maurice-Halbwachs (CMH – CNRS/EHESS/ENS), le dispositif « Croix-Rouge chez vous », mis en place durant le premier confinement. Isabelle Parizot, Jean-Vincent Pfirsch et François-Xavier Schweyer ont contribué à créer et animer pendant trois ans le séminaire « Sociologie des rapports entre professionnels de la santé et populations fragilisées » à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Ils témoignent des changements qu’induit l’urgence d’une crise sanitaire sur la méthode scientifique.
À situation extraordinaire, enquête inédite
Dès la première semaine du confinement, la Croix-Rouge française mettait en ligne le dispositif « Croix-Rouge chez vous », un « service de conciergerie solidaire » assurant une écoute psychologique, la livraison de paniers alimentaires ainsi que de certains médicaments pour des personnes vulnérables ou isolées, souvent âgées. Ce dispositif repose sur une plateforme téléphonique nationale (y compris en outre-mer), située à Montrouge (Hauts-de-Seine), qui retransmet ensuite les demandes auprès des acteurs locaux de la Croix-Rouge.
Pour témoigner du caractère exceptionnel de ce dispositif, la Croix-Rouge française et la Fondation Croix-Rouge française s’associent au CMH autour de l’idée d’une enquête sociologique, des contacts existant déjà entre ces institutions. L’occasion pour Isabelle Parizot et Jean-Vincent Pfirsch de « relever et de garder des traces » de cet événement avec François-Xavier Schweyer et Laure Hadj et de « constituer un corpus exploitable plus tard par les sciences sociales ».
Quand bien même les horizons initiaux semblent larges, le quatuor scientifique, animé par le « souci de ne rien rater », aux dires de Jean-Vincent Pfirsch, définit rapidement trois objectifs de recherche. D’une part, détecter et comprendre les nouvelles formes d’engagement bénévole en temps de Covid-19 en se rendant à la plateforme téléphonique de Montrouge pour y interroger les répondants bénévoles. D’autre part, comprendre les nouvelles formes de vulnérabilité engendrées par la crise sanitaire et le confinement, notamment en écoutant les appels téléphoniques. Enfin, analyser, de manière sociologique, la nature des rapports sociaux entre les bénévoles et les bénéficiaires en suivant les équipes de collecte et de livraison d’unités locales dans différents départements de métropole.
Toutefois, les contraintes et aléas de la recherche de terrain mènent à réajuster certains dispositifs ou à renoncer à disposer de certaines données. Ainsi, l’écoute des conversations téléphoniques ou le recueil de données statistiques exploitables sur les appelants n’ont pu se faire de la façon qui était prévue initialement. Les nuances et les limitations apportées à leur deuxième axe d’étude n’entament pas pour autant la détermination des chercheurs, car, « chemin faisant, on a découvert d’autres éléments qu’on n’avait pas anticipés », comme s’en réjouit Isabelle Parizot.
Trois nouveaux axes d’analyse ont émergé de leur fréquentation du terrain. D’abord, observer l’écart entre les directives nationales de la plateforme et leurs mises en pratique dans les unités locales en fonction de publics différenciés. Ensuite, analyser les profils des bénévoles et l’évolution de leurs motivations. Et finalement, intégrer des données biographiques.
Ce que l’urgence d’une pandémie fait à la méthode scientifique
Cependant, l’urgence de la crise sanitaire affecte considérablement les procédures habituelles de l’enquête de terrain. Interrogée sur les conséquences concrètes de la pandémie sur son travail et son mode de vie, Isabelle Parizot répond du tac au tac : « On ne dort pas beaucoup ». En effet, compte tenu d’une situation inédite extrêmement fluctuante, les chercheurs mettent en place rapidement un protocole de recherche très précis et une convention entre le CNRS, la Fondation Croix-Rouge française et la Croix-Rouge française pour accéder au terrain et circuler dans les locaux du siège et des unités locales en toute indépendance.
Néanmoins, ces procédures administratives prennent du temps. L’enquête débute le 16 avril 2020, soit moins d’un mois après la mise en place de « Croix-Rouge chez vous » le 23 mars. En dépit de quelques appels téléphoniques préalables, Isabelle Parizot confesse le sentiment partagé de « frustration de ne pas aller sur le terrain tout de suite ». Heureusement, les nombreux entretiens qu’ils mèneront par la suite leur permettront de mesurer l’intensité des premiers jours de « Croix-Rouge chez vous ».
Le caractère exceptionnel de la pandémie de Covid-19 et la dimension humanitaire du projet menacent également de faire des scientifiques des consultants au service de la Croix-Rouge française. Sur ce point, le quatuor scientifique adopte une position très claire : « nous sommes des sociologues, pas des experts ». Ce rappel de l’indépendance de la recherche les protège ainsi d’avoir un rapport à produire dans l’urgence. Pour autant, l’indépendance scientifique n’interdit pas les allers-retours avec les interlocuteurs de la Croix-Rouge française, très preneurs de recommandations. Ainsi, Isabelle Parizot accepte de participer à l’étude de quelques projets scientifiques soumis à la Fondation Croix-Rouge française en lien avec le Covid-19. Cette situation ambivalente, fruit d’un compromis entre scientifiques et humanitaires, Jean-Vincent Pfirsch la définit comme une « complémentarité, et non une concurrence ».
Les suites du projet
Neuf mois après le début de l’enquête, le projet a considérablement évolué. Devant l’ampleur du travail fourni au printemps, parce qu’il leur reste encore beaucoup de données à traiter et parce que le second confinement a eu lieu dans un contexte totalement différent, les scientifiques n’ont pas souhaité reprendre une enquête de terrain à l’automne. Ils continuent toutefois de suivre quelques bénévoles rencontrés initialement.
Entre temps, les problématiques ont changé, « mûri » selon les mots d’Isabelle Parizot. Et désormais, les chercheurs du CMH désirent exploiter leurs matériaux en élargissant leurs résultats au-delà de la plateforme de Montrouge et même de la seule Croix-Rouge française, de manière à faire le lien avec d’autres terrains et d’autres pistes de recherche. C’est notamment l’enjeu d’un séminaire à l’EHESS, intitulé « Sociologie des activités humanitaires en temps de Covid-19 », que les quatre chercheurs ont mis en route pour y enrichir leurs problématiques.